SVG
Commentary
Le Monde

Le Réalisme Libéral de Henry Kissinger

Former US Secretary of State Henry Kissinger (C) during the Munich Security Conference at the Bayerisher Hof Hotel on January 31, 2014 in Munich, Germany. (BRENDAN SMIALOWSKI/AFP/Getty Images)
Caption
Former US Secretary of State Henry Kissinger (C) during the Munich Security Conference at the Bayerisher Hof Hotel on January 31, 2014 in Munich, Germany. (BRENDAN SMIALOWSKI/AFP/Getty Images)

De Talleyrand à Twitter en passant par les armes nucléaires ou l’histoire de la diplomatie chinoise, Henry Kissinger, Secrétaire d’Etat (1973-1977) des présidents Nixon et Ford, prix Nobel de la paix et architecte de la diplomatie triangulaire, livre, dans son dix-septième ouvrage (World Order : reflections on the character of nations and the course of history. Penguin, 23 euros, 420 pages), le résultat d’un demi-siècle de réflexion politique. Criminel de guerre pour ses critiques les plus virulents, diplomate virtuose pour ses partisans, le plus célèbre apôtre américain de la realpolitik reste, à 91 ans, une voix influente du débat diplomatique américain.

À la veille des élections de mi-mandat, alors que les Américains s’interrogent sur le rôle que doit endosser leur pays sur la scène internationale, Kissinger apporte sa grille de lecture : le « nouvel ordre mondial » annoncé à la fin de la Guerre Froide est contesté. Émergence de la Chine, crise ukrainienne, nucléaire iranien, fondamentalisme islamiste, cyber guerre, etc. Plutôt qu’une succession de crises isolées, c’est la nature même de l’ordre international libéral, promu par les États-Unis, fondé sur l’expansion du libre-échange, le respect de normes communes, l’interdiction des conquêtes territoriales, qui est remise en cause.

Choc des civilisations ? Non. Il ne s’agit pas ici d’un affrontement de civilisations aux valeurs incompatibles, ni d’une simple rivalité de puissances, mais plutôt d’une concurrence politique de principes d’organisations du monde par des puissances révisionnistes, comme l’Iran et peut-être demain la Chine. __« Chaque ordre international doit tôt ou tard faire face à l’impact de deux tendances qui remettent en question sa cohésion : soit une redéfinition de sa légitimité ou un changement significatif de la répartition de la puissance », écrit Kissinger. « Le résultat n’est pas simplement une multipolarité de puissances, mais un monde de réalités de plus en plus contradictoires »__.

Certaines régions voient s’affronter ces principes en leur sein même. Le Moyen-Orient d’aujourd’hui est l’exemple type de ce choc de principes organisateurs, ressemblant en cela à l’Europe meurtrie de la guerre de Trente ans (1618-1648). Les acteurs en conflit se réfèrent à des légitimités hétérogènes pour défendre leurs intérêts : souverainetés nationales, identités ethniques, rivalités religieuses. Là ou d’autres ont vu dans les printemps arabes un vent d’espoir sur le Moyen-Orient, Kissinger met en garde contre l’émergence des mouvements islamistes et le risque d’une déstabilisation de la région.

Quand les analystes occidentaux appliquent leurs principes de rationalité, de dissuasion et d’équilibres des puissances dans les négociations nucléaires avec l’Iran, ils oublient de prendre en compte les objectifs profondément révolutionnaires du régime des Ayatollah.

Que reconstruire alors ? Admirateur de Richelieu et Metternich, Kissinger voit dans le système classique européen d’équilibre des puissances et de respect de la souveraineté, issu du traité de Westphalie de 1648, le meilleur garant de la paix. Mais ce système doit aujourd’hui se redéfinir pour intégrer l’émergence de nouvelles puissances aux traditions historiques différentes, mais aussi répondre à la remise en cause de la puissance traditionnelle de l’Etat par la mondialisation, les nouvelles technologies ou encore les identités transnationales comme les religions. C’est là le principal défi qu’ont à affronter les dirigeants internationaux, et en premier lieu les Etats-Unis et l’Europe.

Un ordre international stable, selon Kissinger, doit combiner le pouvoir et la légitimité. Il ne peut survivre si ses membres ne se sentent en sécurité grâce à la garantie d’un équilibre des puissances, mais ne peut faire l’économie d’un principe unificateur. L’essence de la diplomatie est de trouver cet équilibre : __« les calculs de pouvoir sans dimension morale transformeront chaque désaccord en un rapport de force ; l’ambition n’aura pas de limite. (…). D’un autre côté, les prescriptions morales sans attention pour l’équilibre tendent soit vers les croisades soit vers une politique d’impuissance invitant au challenge ; chaque extrême risque de mettre en danger la cohérence même de l’ordre international »__. On reconnaît là le scepticisme de l’auteur devant les politiques étrangères fondées sur la défense des droits de l’homme, le pacifisme ou la promotion de la démocratie.

Le réfugié de l’Allemagne nazi, arrivé aux États-Unis à l’âge de 15 ans, aime rappeler aux Américains que l’Histoire est tragique et qu’ils ne peuvent s’en extraire. Le réalisme prudent de Kissinger n’est pas pour autant l’apologie cynique du rapport de force ou de la défense amorale de l’intérêt national. La nécessaire compréhension de la diversité des expériences historiques n’entraine pas le relativisme. L’auteur livre ainsi un plaidoyer en faveur d’un engagement américain durable sur la scène internationale, seul à même, dans le long terme de faire triompher un ordre libéral.

La politique étrangère doit se déployer dans un cadre ordonné et stable mais le cadre n’est pas la finalité de la politique étrangère. __« Un ordre mondial d’Etats affirmant la dignité individuelle et la gouvernance participative, coopérant sur la scène internationale, en accord avec des règles acceptées, peut être notre espoir et doit être notre inspiration. Mais le progrès en ce sens doit se faire à travers des étapes intermédiaires. »__

Kissinger met en garde contre les variations d’humeur extrêmes de la politique étrangère américaine, « superpuissance ambivalente », oscillant entre les élans messianiques et le retranchement isolationniste : les administrations Bush et Obama sont ainsi implicitement renvoyées dos à dos. La prudence n’est pas synonyme de reniement des valeurs ou de retrait des affaires du monde. __« L’affirmation de la nature exceptionnelle de l’Amérique doit être soutenue. L’Histoire n’offre pas de répit aux pays qui mettent de côté leurs engagements ou leur identité pour une voie qui paraîtrait moins ardue. L’Amérique, articulation moderne de la quête humaine pour la liberté, et force géopolitique indispensable pour le triomphe des valeurs humaines, doit conserver le sens de son orientation »__. Idéaliste, Kissinger ? C’est ce qu’affirme avec audace l’un de ses successeurs au Département d’Etat dans la critique élogieuse qu’elle a rédigée pour le Washington Post. Une certaine Hilary Clinton.